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Delphine D. Garcia

Non pas les choses : leur goût.

 

Il est d’usage, lors des dîners de fête ou de famille, de commenter les vins précieux que l’on apporte à table. Un jour que je participais à une célébration de ce genre, vantant, avec les autres, les arômes de cerise, de framboise, d’abricot, de réglisse ou de pain grillé qui demeuraient en bouche après que l’on eût dégusté tel ou tel grand cru, une fillette, qui devait avoir huit ou dix ans, interrompit avec autorité la conversation des adultes, qu’elle jugeait sévèrement : si nous aimions, affirma-t-elle, les cerises, les framboises, la réglisse ou le pain grillé, n’aurions-nous pas avantage à tout simplement en manger, plutôt qu’à en chercher le goût évanescent dans une boisson faite exclusivement de raisin ? Aucun de nous n’eut le courage de répondre vraiment, et tout le monde se défaussa à coups de « tu comprendras plus tard » ou de « c’est compliqué », comme si la petite fille nous avait demandé dans quels choux naissaient les enfants. C’est une lâcheté bien normale : chercher à

comprendre, et pire, à expliquer, pourquoi nous avons la passion de retrouver le goût des choses dans autre chose que les choses elles-mêmes, c’est en somme vouloir percer le mystère de l’art — mais on ne peut jamais que tourner autour de cette énigme-là, risquer des métaphores, des hypothèses, et le contexte des fins de repas se prête mal à l’exercice, surtout si l’on doit affronter l’espièglerie d’une enfant. Il aurait peut-être fallu, pour nous faire comprendre, nous risquer à comparer, aux vins, la peinture figurative (cela n’aurait rien eu de scandaleux : on doit le respect aux uns comme à l’autre, et les restaurateurs de musée qui rénovent indûment les toiles mériteraient la même sanction que tel analphabète qui, dans un Petrus, glisserait un glaçon). La peinture de la réalité — l’abstraite, si belle soit-elle, est toujours un alcool de synthèse — accomplit pour l’œil et l’esprit un peu ce que le vin fait pour notre palais : elle nous donne à sentir l’identité dans l’altérité, rapporte sur quelques centimètres carrés de toile, de bois ou de carton, et dans la seule matière d’une pincée de pigments dilués, la magnificence ou le

scandale du monde, la révolte que ce dernier nous inspire ou l’amour au contraire que nous lui portons, le simple fait même, et vertigineux, qu’il existe. 

On peut peindre le monde de mille manières, avec emphase ou discrétion, mettre en avant l’apparence des choses, telles que les chambres claires ou obscures nous les donnent machinalement à voir, ou au contraire exalter la matière qui les représente, comme si les choses elles-mêmes étaient sans importance.

Delphine D. Garcia appartient à cette catégorie rare d’artistes qui, ne cédant ni à la tentation des apparences, ni à celle d’une orchestration pompeuse des matières,

sténographient le réel, avec cette feinte désinvolture qui trahit une parfaite maîtrise du métier. Souvent, dans le Pays de Caux, où elle vit la plupart du temps, elle s’assied devant une paroi de briques ou de tôles et, munie d’un petit attirail de peintre de plein air, en note la forme et la structure, les couleurs, les humeurs, comme un musicien noterait l’idée d’une mélodie.Si elle touche tellement juste, c’est peut-être parce qu’un mur est déjà, dans la vie, un tableau : une surface plane « recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées » , aurait dit Maurice Denis. On peut rester des heures devant un 1 simple empilement de moellons. Mondrian s’est inspiré des murs-pignon de la rue du Départ, où était son atelier, scandés par la découpe encore visible d’appartements fraîchement démolis, et on sait bien que Bergotte, l’écrivain de La Recherche, est mort d’avoir voulu revoir un simple petit pan de mur jaune

« si bien peint qu'il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à elle-même » .

Pas d’artifice de 2 perspective donc, le modèle réduit du mur nous fait face sur le plan, finalement son cousin, du tableau, dans sa muette et simple dignité — il est inutile de parler à un mur. Delphine D. Garcia se méfie d’ailleurs des discours (d’où vient peut-être qu’elle peint essentiellement des natures qu’on dit sottement, en français depuis le XVIIIe, « mortes » — quand l’allemand préfère d’infiniment plus justes Stillleben, « vies silencieuses » — et jamais de personnages). Elle suggère, d’un geste léger, l’analogie entre la touche du peintre et ce petit bloc magique qu’est une brique (qui, un jour, a décidé la dimension, les proportions parfaites de cet objet si beau ?), ou les hachures des tôles ondulées qui accrochent la lumière. Des ciels, discrets hommages à Constable, viennent parfois s’intercaler entre les murs : cela n’est pas contradictoire — les nuages ne sont guère plus bavards que les murs et il ne serait pas déraisonnable de voir ceux de Delphine D. Garcia comme des Vanités, qui nous donnent, certes, à voir et à rêver, mais aussi à penser. Lorsque Fabrice Del Dongo fut jeté en prison, dans la Chartreuse de Parme, il s’émerveilla tout d’abord de la vue magnifique qu’il avait des Alpes depuis sa cellule. Mais un menuisier vint bientôt en masquer les ouvertures : il apprit à Fabrice « que ces abat-jour énormes, placés sur l’appui des deux fenêtres, et s’éloignant du mur tout en s’élevant, ne

devaient laisser aux détenus que la vue du ciel. On fait cela pour la morale, lui dit-il, afin d’augmenter une tristesse salutaire et l’envie de se corriger dans l’âme des prisonnier » .Une grande mélancolie se dégage de ces pans de ciel 3 bleu qui nous sont distribués comme des cartes postales d’un temps en voie de disparition (on dit qu’aujourd’hui, dans les mégalopoles chinoises polluées par le charbon, des enfants n’ont jamais vu la couleur du ciel).N'allons cependant pas imaginer que les murs délavés, l’absence de promeneurs, et les ciels arrachés au temps qui passe soient la marque d’une artiste nostalgique et désabusée. Delphine D. Garcia garde ses colères, ses révoltes et

ses indignations pour le médiocre commerce de la vie sociale contemporaine. Une petite robe bleue revient à deux reprises au moins dans ses vies silencieuses, et dit son inépuisable tendresse malgré tout pour les êtres et les choses : le vêtement est peint accroché à un cintre, au rebord d’une bibliothèque (ce meuble est, finalement, un mur, dont on aurait remplacé les briques par des livres) où est aussi punaisé un ruban de photomatons (si admirablement sténographié qu’il pourrait servir à une leçon de dessin — on « n’entend rien à cette magie » , pour 4 reprendre les mots de Diderot à propos de Chardin : des taches d’apparence confuse, noires et blanches, sont indiscutablement tout à la fois, et des taches, et l’image précise des merveilleux photomatons avec lesquels les surréalistes aimaient tant à se divertir). Rien ne dit plus justement la sensualité que cette petite robe qui, un jour, a épousé ou caché le corps d’une femme qu’on devine

avoir été affectueusement désirée. C’est que l’artiste ne peint pas exactement le monde tel qu’il est : elle le montre, si légèrement qu’elle a dû employer, en guise de palette, un pèse-lettres, tel qu’il a un jour été vu et aimé, goûté — par des yeux capables d’aimer et de goûter.

Didier Semin 

Quelle enveloppe ? Quel chardon ?

 

Tout le monde se souvient de la merveilleuse formule de sainte Thérèse d'Avila  s'adressant aux couventines (que le lecteur se rassure, il n'a pas entre les mains un bulletin paroissial livré par erreur) : "Loin de vous la moindre tristesse,  lorsque l'obéissance vous occupe à des choses extérieures ; et comprenez bien que si, par exemple, elle vous emploie à la cuisine, notre divin Maître est là, au milieu des plats et des marmites [...]" . L'idée semble, aujourd'hui encore, bien plus juste, à ceux qui croient au ciel, que Dieu se faufile entre les casseroles plutôt que de chevaucher les éclairs, et, à ceux qui n'y croient pas, que le véritable mystère loge dans l'espace proche plus que dans l'horizon lointain. Giorgio Morandi est sans nul doute l'un des trois ou quatre plus grand peintres du XXe siècle : sa vie durant pourtant (passée entre les murs de ses ateliers de Bologne et de Grizzana) il ne s'est attaché qu'à quelques dizaines de bouteilles, de pots et de boîtes, dont il a inlassablement cherché à cerner l'énigme, en véritable moine laïc, qui n'eut d'ailleurs pour l'entourer que des sœurs — les siennes. Son génie aura été de comprendre qu'à vouloir peindre hardiment les rêves et les drames du monde, on ne produisait que de la batterie de cuisine (abstraite, allégorique, ce qu'on voudra), mais qu'en peignant une batterie de cuisine, on avait une modeste chance d'atteindre, sur une toile, à l'être-là des choses ...

Delphine D. Garcia appartient à la famille d'esprit de Morandi. On aurait peine à soutenir que ses eaux-fortes aquarellées s'attaquent de front aux grands genres : pas de femmes nues ni de chevaux de bataille (ou, pour être exact, aucune de ces femmes nues ou chevaux de bataille corrigés des variations saisonnières, qui peuplent avec plus ou moins de bonheur l'art qui nous entoure), rien qu'une déclinaison discrète des thèmes de la nature morte. Une pomme de pin, une enveloppe, un chardon — cousins de cette asperge que Manet envoya un jour en cadeau à Charles Ephrussi, qui lui avait payé mille francs le tableau d'une botte de légumes facturé huit cents francs — un petit déjeuner, un sac à main, du linge qui sèche. Elle n'en peint pas le caractère anodin ou dérisoire (même si elle travaille à l'eau-forte et à l'aquarelle, le verbe peindre n'est pas ici déplacé), mais ce que l'on pourrait appeler le sublime ordinaire. Ce qu'elle nous offre en partage, et qui n'est pas rien, c'est l'expérience retrouvée des choses simples, cette expérience dont la société d'abondance nous prive en mettant à portée de main, de ce côté-ci du monde au moins,  tous les produits de première nécessité (songe-t-on seulement au peu d'effort, et donc au peu de respect pour la nourriture, que représente aujourd'hui la préparation d'un repas, comparée à ce qu'elle était voilà même cinquante ans ?). Delphine D.Garcia chuchote la vérité en peinture — et son murmure est plus audible que n'importe quel cri : on apprendra toujours plus d'un haïku que d'un long discours académique.

Le Japon, qui a inventé cette variante particulière de la forme brève qu'est le haïku, n'est d'ailleurs jamais loin, chez l'artiste : ses cinq sushis, presque cinq syllabes visuelles, pourraient bien être une reconnaissance de dette joliment déguisée, et je ne vois, dans l'histoire de la représentation, que l'estampe japonaise pour avoir comme elle donné au linge qui sèche la dignité d'une preuve d'amour  (on songe à l'image de Suzuki Harunobu intitulée L'Averse ...). Les dessous que Delphine D.Garcia peint dans le tranquille abandon d'une impudeur innocente figurent parmi les plus belles images de la tendresse des corps qu'on puisse rêver, et quoi de plus rebelle à l'image, à l'image juste,  que la tendresse des corps ? Il faut du temps pour parvenir à cette ampleur dans la simplicité —  le haïku encore : John Cage mit des années, dit-il, à trouver la traduction satisfaisante d'un poème de Bashô ; il lui fallut ramener le tercet de 5, 7 et 5 syllabes à une pure question, sans rapport avec la métrique et les détails du texte original qui devint : Quelle feuille ? Quel champignon ?

De sa très profane bien que monacale retraite à l'écart des grandes capitales, Delphine D.  Garcia prend le temps de nous envoyer des billets de rappel : l'intelligence la plus vive, et la sensualité la plus douce sans quoi l'intelligence n'est rien, circulent aussi, et peut-être surtout, entre les lessives et les boîtes aux lettres ...  La nature morte aura mis, de sa disparition à la fin de l'époque romaine jusqu'à sa renaissance chez Le Caravage, les Flamands ou Zurbaran, presque mille ans à se remettre des grands monothéismes qui, lorsqu'ils ne condamnaient pas l'image, ne la toléraient que montrant des corps glorieux ou souffrants — les plats ou les marmites de sainte Thérèse d'Avila ne sont d'ailleurs peut-être pas pour rien dans le retour du divin au cœur des choses simples. C'est un genre exigeant, dont il n'est pas étonnant qu'il perdure aujourd'hui loin du tapage, par exemple dans de secrets laboratoires, isolés, de la campagne normande ...

 Œuvres de Sainte Térèse traduites d'après les manuscrits originaux, Paris, Jacques Lecoffre et Cie, 1959, p. 78. ( "[...] que si es en la cocina, entre los pucheros anda el Señor [...]").

 Littéralement, et dans le respect, que Roland Barthes tenait légitimement pour impossible et absurde, de la métrique japonaise : Ah, le champignon/ La feuille d'un arbre inconnu/S'est collée dessus. 

Didier Semin

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